Ecrit par: Pierre-Jean Laborie
Il m’a été aimablement proposé de vous soumettre une analyse relative au vote du dimanche 6 décembre dernier, premier tour des élections régionales françaises, que la presse décrit assez unanimement de « choc électoral » du fait des résultats a priori exceptionnels du Front National aujourd’hui premier parti de France.

Avant d’entrer dans l’analyse à proprement dit, je vous propose un bref descriptif des enjeux et des résultats de cette élection française. En rupture avec la tradition française de l’État déconcentré, les lois de décentralisation ont données la possibilité aux français d’élire, notamment, des conseils régionaux dès 1986. Le but était de renforcer l’acceptabilité et l’efficacité des politiques locales en rapprochant le citoyen de l’élu.
Aujourd’hui, les régions ont plus plusieurs compétences centrées sur l’impulsion économique, la gestion des transports intérieurs, la gestion des lycées, la formation professionnelle, le patrimoine, les ports maritimes, le développement durable. Au-delà de ces compétences, la région partage bien d’autres domaines d’activités avec l’Etat, les autres collectivités territoriales (communes, inter-communalités, départements) ainsi qu’avec les organismes de la sécurité sociale.
Ainsi, on peut dire que, malgré une certaine jeunesse, ces institutions régionales ont vocation à monter en puissance afin de délester progressivement l’Etat de missions non régaliennes mais essentielles au dynamisme de la France. En témoigne la décision prise en 2014 d’agrandir la taille de ces nouveaux espaces politiques afin de rapprocher les « grandes régions » françaises du modèle allemand et leurs puissants « Landers ».
A travers cette brève description on comprend mieux l’importance du vote du dimanche 6 décembre, qui pourrait, si le deuxième tour de l’élection confirmait la dynamique actuelle, offrir au Front National pas moins de trois grandes régions (Nord-Pas-de-Calais-Picardie, Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine, Provence-Alpes-Côte d’Azur) dotées environ de 2,3 milliards d’euros chacune de budget, de centaines de fonctionnaires territoriaux et impactant la vie de près de 16 millions de français.
Le Front National troisième force politique française
Il s’agirait en effet d’une petite révolution, car le Front National n’avait, malgré une montée en puissance électorale, que l’on peut qualifier de structurelle[i], jamais bénéficié d’une telle assise locale. Remporter ces régions permettra à ce parti de se structurer, d’embaucher des collaborateurs, d’accéder à des financements, d’exercer le pouvoir et d’assurer sa publicité. En un mot, ce qu’il vient de se passer dimanche n’est rien de moins que l’apparition véritable d’une troisième force politique, pratiquement aussi puissante, au moins potentiellement, que les deux grands partis traditionnels depuis les années 70 : Les Républicains (ex-UMP) – Le Parti Socialiste.
Néanmoins, ce constat ancré dans l’actualité immédiate ne permet pas, a fortiori à vous amis Slovènes non forcément rompus à l’histoire politique française, de comprendre pourquoi cette nouvelle donne politique, un ménage à deux passant à trois, peut être effectivement qualifié de « choc électoral ». Pour cela, il convient de faire un détour par l’histoire pour saisir en quoi le Front National a, jusqu’il y a peu, été considéré comme un parti politique sulfureux, à la limite de la légalité.
Le Front National un parti pas comme les autres
Le Front National nous replonge dans plusieurs périodes assez sombres de l’histoire de France. La création de ce parti/mouvement politique remonte dans les années 70 marquées par plusieurs faits historiques d’ampleur : l’indépendance de l’Algérie (ex-Algérie Française), l’explosion de Mai 68 et l’agitation Communiste.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le Front National, créé en 1972 n’est pas dès sa naissance aussi diabolisé qu’il a pu l’être par la suite, car ce parti est plutôt une version « modérée » des groupuscules néo-facistes-révolutionnaires dont il est issu (« Ordre nouveau » / « Occident »). A la différence de ces agitateurs violents, recherchant par dessus tout la confrontation physique avec les militants communistes, le Front National fait le choix d’accepter le jeu des élections et envisage de conquérir le pouvoir par le voie légale.
Si l’on interroge les militants de cette époque, beaucoup expliqueront que leur combat était animé d’une animosité extrême contre le monde communiste (Mao, Pol Pot, la Garde Rouge, les Khmers Rouges), poussé par un esprit nationaliste extrême. L’autre objet de haine était De Gaulle, dans la mesure où celui-ci avait laissé filer l’Algérie à l’indépendance et par conséquent poussé des milliers de Français d’Algérie à l’exode vers la métropole. Il faut d’ailleurs souligner ce dernier point essentiel car, à l’époque, le jugement sur De Gaulle permettait de faire une division très nette entre une extrême droite favorable à son assassinat[ii] et une droite classique en ayant fait son héros.
A dessin, je ne parle pas de l’antisémitisme, du racisme et de l’homophobie supposé de ce parti car il faut rappeler que ces trois gangrènes sociales ont malheureusement touchées bien au delà des militants d’extrême droite ou de leurs électeurs. Par ailleurs, à l’exception de dérapages célèbres de JM Le Pen[iii], président du parti de 1972 à 2011, ces thèmes n’ont pas été érigés officiellement en programme de campagne car cela aurait conduit immanquablement à la l’interdiction de ce parti. En revanche, ce que l’on peut dire avec certitude c’est que ces thèmes se retrouvent dans les œuvres des penseurs de l’extrême droite tels que Charles Maurras, Louis Ferdinand Céline ou Robert Brassilach.
A le vue de ces éléments, auxquels il faudrait rajouter une certaine misogynie programmatique, assez constante[iv], on ne peut pas dire que le Front National est un parti comme les autres. Son histoire marquée par la violence et le goût du complot, proche des milieux néo-fascistes, en particulier italiens (dont il emprunte la flamme comme symbole), des milieux OAS (militants du retour à l’Algérie Française) et des milieux collaborationnistes (pro-réhabilitation de Pétain) a longtemps fait planer un doute sur ses intentions une fois au pouvoir.
Un nouveau Front National
Aujourd’hui on peut dire, au moins dans les représentations, que ces références au passé semblent rompues. Un nouveau Front National a émergé à partir de 2011, date de reprise en main du parti Marine le Pen, fille de Jean Marie Le Pen. Stratégie politicienne de dédiabolisation pour les uns, révolution copernicienne réelle pour les autres, peu importe. Le constat est le suivant : aujourd’hui près d’un jeune sur trois vote/ou pense voter Front National et ces anciennes références ne semblent pas fonder le choix de cette jeunesse en souffrance.
Il faut donc comprendre ce qui motive réellement aujourd’hui les jeunes à voter Front National et sortir des représentations simplistes d’une presse souvent de gauche bien pensante jouant les vierges effarouchées à chaque stade de la progression électorale de ce parti. Il ne s’agit plus de bêtement crier « au loup[v]» ou de vilipender ce vote, mais de l’analyser, d’en saisir les raisons objectives ou subjectives. Une majeure partie des jeunes qui ont voté Front National ne répondent pas aux clichés accolés sur ce parti : ils ne sont pas tous racistes, homophobes, antisémites ou xénophobes.
Les raisons d’un vote jeune Front National
Si l’on peut regretter qu’une partie de la jeunesse n’est pas plus conscience de l’histoire pour le moins trouble du Front National, de ce qu’il a pu représenter pour de nombreux français, il faut avoir l’honnêteté intellectuelle d’aller plus loin que les préjugés ambiants sur ce vote afin de tenter de l’analyser objectivement.
Tout d’abord, je voudrais mettre en avant la situation particulièrement mauvaise, voire catastrophique, d’une grande partie de la jeunesse française aujourd’hui : à la fois sur le plan économique mais aussi sur le plan moral.
Une jeunesse abandonnée
Sur le plan économique, un récent rapport du Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) mettait en avant la situation très préoccupante de la jeunesse française via une série de statistiques assez terribles : un jeune sur trois est au chômage, un jeune sur trois possède une qualification professionnelle inadaptée au marché de l’emploi, un jeune sur cinq vit au dessous du seuil de pauvreté[vi]. De plus, les jeunes connaissent de véritables difficultés à l’accès aux soins, à l’accès à la propriété. Ils sont sur exposés au sous-emploi avec près de 80% des embauches en contrat à durée déterminée, la multiplication criminelle du nombre de stages sous payés et l’utilisation d’innombrables combines en tout genre pour ne pas leur accorder une situation économiquement stable.
Un nouveau vote contestataire
On pourrait multiplier les exemples, ajouter des chiffres, rendre encore plus éloquentes la démonstration mais l’essentiel est là [vii]: ces jeunes se sentent laissés-pour-compte. D’où un vent de révolte. Sauf que, dans les années 60 cette révolte était essentiellement morale, libertaire, contre un ordre établi. Aujourd’hui, la révolte est, à l’inverse, contre un monde sans morale (libéralisme exacerbé, consumérisme de masse, société a-écologique), un monde en désordre (mondialisation incompréhensible), un monde dangereux (terrorismes, guerres, vagues migratoires) et une société française explosée : concurrence étrangère déloyale, insécurité, du racisme anti-blanc, un renoncement à la laïcité, la fin de l’exception culturelle, un affaiblissement de l’Etat, la fin de l’assimilation au profit du communautarisme, la culture de la repentance historique, la non priorité supposée de l’action publique envers les nationaux ou les productions nationale, l’abandon de l’armée et des forces régaliennes et une Europe prédatrice/donneuse de leçon/bloquante et non solidaire.
Une partie de la jeunesse ne sait plus ou se tourner pour appeler à l’aide : certains ne votent pas ou plus depuis longtemps, ils se détournent. L’abstention fut particulièrement forte dimanche 6 décembre. D’autres font le choix de s’expatrier, de tenter leur chance à l’étranger. D’autres s’indignent, râlent et votent : le vote contestataire aujourd’hui n’est pas comme traditionnellement la gauche ou gauche extrême mais bien le vote Front National.
Un peuple renié
La contestation n’est pas la seule raison du vote Front National. Sondages après sondages, il apparaît qu’une vraie adhésion se forme sur les idées mises en avant par le Front National. Sur ce terrain là il y a clairement une faute des partis traditionnel qui ont creusés eux même leur tombe électorale. Notamment sur le thème central du Front National « la souveraineté du peuple », les partis traditionnels n’ont pas réussi à expliquer que nation française et Europe n’étaient pas incompatibles. Pire, ils ont laissé sous entendre que l’Union européenne était la source de tous nos maux : dérégulation, affaiblissement de l’Etat, non contrôle des frontières, afflux de travailleurs détachés et de migrants, dumping fiscal et tourisme social.
L’ultime erreur en la matière, la date à mon sens d’une rupture très profonde entre une partie du peuple et les partis modérés, ont été les désastreuses suites données au référendum sur la Constitution européenne de 2005. Le « non » du peuple l’avait clairement emporté et il fut bafoué gravement puisque par la voie parlementaire le « oui » l’emporta sur un texte remanié à la marge. Comment faire croire par la suite que le peuple est respecté dans ses choix ? Comment faire croire que les partis traditionnels expriment la volonté souveraine des français ?
Le Front National tire beaucoup de cet acte fondateur qui lui permet de développer un discours anti-système, anti-partis et anti-élites. Or une partie des jeunes, agacés de l’enlisement économique et des scissions sociales françaises adhèrent à cette posture. La classe politique française n’aurait jamais du bafouer ainsi l’instrument le plus pur de notre démocratie gaullienne : le référendum.
Des solutions nouvelles
L’adhésion se matérialise aussi dans les solutions apportées par le front national : préférence nationale en matière économique et aides sociales, protectionnisme économique, retour d’une monnaie nationale, retour de l’Etat dans les territoires ruraux, protection farouche de la laïcité, renforcement du patriotisme et lutte contre les trafics et les maux a priori liés à l’immigration massive. Ce programme national, de près de 106 pages, disponible sur le site du Front National n’a rien à voir avec les programmes historiques du Front national.
Aujourd’hui Marine le Pen se fait la championne de la Laïcité là où les anciens mettaient en avant la culture catholique du pays. Elle érige en modèle l’Etat planificateur et régalien là où son propre père prônait l’ultra-libéralisme. Une partie de ses plus proches conseillés se recueillent sur la tombe du Général de Gaulle[viii], là où les anciens militants voulaient réhabiliter Pétain.
Un Front National transformé
Il y a une adhésion possible au Front National parce que, au moins en apparence, celui-ci a radicalement évolué d’un point de vue programmatique et sociologique. Force est de constater que le Front National a su, à l’inverse des partis de gouvernement, renouveler ses cadres en proposant aux électeurs des têtes de listes jeunes, voire très jeunes aux diverses élections depuis 2011. Ce parti semble donner une place à la jeunesse là où les autres partis font systématiquement le jeu des multi cumulards et des caciques de la scène politique. Un seul exemple, Michel Sapin actuel ministre des finances le fut pour la première fois en 1992, deux ans seulement après la chute du mur de Berlin.
Avis personnel
Mon analyse sur l’ensemble de cette situation, que je ne peux malheureusement pas décrire de manière exhaustive est la suivante :
- Le vote Front National n’est plus un simple exutoire et les très bons scores actuels témoignent d’une progression structurelle dans l’électorat français.
- Le Front National fait de la politique au sens programmatique, pas seulement discours anxiogène ou incantatoire comme par le passé
- Le Front National va accéder à une crédibilité nationale s’il fait la preuve de sa capacité à gérer de grandes régions dans le respect des principes républicains
- La culture politique française est en train de muter d’un clivage droite-gauche à un clivage moderne entre modération et radicalité.
- La politique européenne doit changer si elle ne veut pas perdre sa composante française.
Les jeunes ont besoin de plusieurs choses pour éviter de voter Front National ou de s’abstenir :
- Une réelle inclusion dans la sphère économique
- Le respect des principes républicains
- La fin des tabous impliqués par une bien pensante de gauche stérile, notamment sur les questions de vivre ensemble
- La mutation de l’Union européenne, du marché à une vraie démocratie au service des peuples solidaires et en faveur d’une régulation de la mondialisation
- Le retour d’une classe politique crédible, c’est à dire impliquée, compétente et à l’écoute des préoccupation quotidienne des français, capable d’actes et de courage politique, en rupture avec la politique gestionnaire
Respecter les votes et les votants
Il faut avant tout respecter ce vote, se plier au jeu démocratique et pousser le Front National, de lui même, à voir que la réalité de la gestion publique implique moins de simplifications, moins de caricatures, plus de complexité et plus de flexibilité face aux contraintes et contingences actuelles.
Je pense que le Front National n’a pas les clés d’un monde et d’une Société plurielle, complexe et en mutation. Seule la modération tranquille, la foi en l’humanisme rationnel et la volonté de vivre ensemble sortiront la France de l’ornière ou elle se trouve. Au niveau politique je préconise des gouvernements d’union sur des programmes simples mais partagés par le plus grand nombre. C’est une bataille sur le temps long et chaque français devra s’interroger sur sa part de responsabilité pour créer une société inclusive. Faire de la France un château fort assiégé n’est pas ce que je veux pour mes enfants.
Ce que les français attendent c’est un nouveau esprit de 1945, capable de réformer nos institutions sociales, de refonder une morale républicaine, de tisser les règles d’un vivre ensemble apaisé, de redynamiser une France économique exsangue et enfin faire entrevoir un avenir à la jeunesse.
Je pense qu’un vote Front Nation si massif traduit également des blessures beaucoup plus profondes que celles brièvement évoquées pour la jeunesse. La France ne s’est toujours pas totalement remis de la défaite lors de la seconde guerre mondiale ni des séquelles de la perte de l’Algérie et en général de sa politique coloniale.
Ces trois racines causent aujourd’hui des frustrations sociales, du défaitisme économique et un affaiblissement culturel. Mais la France possède les atouts pour refonder une société inclusive et heureuse : son goût pour le débat et la politique, la vraie. La dépression finira un jour par cesser car c’est une nation trop politique pour ne rien créer puis offrir au monde. Aussi c’est une bonne chose que les jeunes votent : ils provoquent et poussent la société à réfléchir.
Description de l’auteur: Pierre-Jean Laborie est diplômé de l’institut d’étude politique de Bordeaux. Membre du bureau national des Jeunes Démocrates (Modem).
[i]Crédité de 10% des voix durant la décennie 70, le FN a ensuite franchi la barre des 15% puis des 20% régulièrement après 1986 pour accéder en 2002 au deuxième tour de la présidentiel et devenir en 2015 premier parti de France.
[ii]Cf. Tentative avortée d’attentat dit « du petit Clamart » du 22 août 1962.
[iii]Cf. multiples condamnations – affaire « du détail ».
[iv]Cf. position du Front National relative à la loi Veil de 1975 – prises de position récente de Marion Maréchal le Pen sur le planning familial.
[v]Cf. Conte musical pour enfant de Prokofiev de 1936
[vi]Cf. seuil de pauvreté situé à moins de 800 euros pour une personne seule résidant en France en 2015.
[vii]Les entreprises soumise à la compétition internationales ne peuvent plus fournir des conditions aussi favorables que par le passé.
[viii]Cf. Hommage de Floriant Philippo, vice président du Front National, sur la tombe du général de Gaulle en 2014.